mardi 26 avril 2011

Côte d’Ivoire: le piège d’une réconciliation factice


La réconciliation nationale constitue sans aucun doute l’un des chapitres les plus controversés de la crise ivoirienne.
Après avoir été victime de négociations torpillées, de budgets surévalués, de gouvernements surpeuplés, d’accords politiques gangrenés, de célébrations ampoulées (qui se souvient encore de laFlamme de la Paix?) et d’élections controversées, la réconciliation, qui pour l’heure n’a pas connu le moindre succès, réapparait depuis l’”assaut final” du 11 avril 2011, aussi bien dans les discours officiels que les conversations populaires.
Les pro-Ouattara, heureux de leur ascension au sommet du volcan s’y retrouvent enfin; les pro-Gbagbo, amers devant la réalité du désappointement y confie leur destin; les officiers militaires, tétanisés par les effets de leur trahison y voient leur lendemain; les croyants, démoralisés par la pénible épreuve de foi s’y estiment contraints.
Il faut reconnaitre l’aspiration sincère de la grande majorité du peuple ivoirien à une réconciliation définitive. Epouvantés par trois semaines de conflits sans précédents, la population n’aspire qu’à dépasser cet épisode meurtrier et à aller de l’avant.
Cependant, une analyse attentive de la nature de cette réconciliation, révèle des insuffisances notoires qui sanctionnent sa vacuité et compromettent ses chances de réalisation.
La nouvelle déchirure
Depuis l’humiliation publique de Laurent Gbagbo et de sa famille, ordonnée et coordonnée par l’Elysée, le clivage existant depuis une décennie s’est mué en un schisme d’une profondeur abyssale entre deux types d’Ivoiriens: d’un côté, ceux qui saluent l’accomplissement de leur vœu le plus cher, à savoir, la mise à l’écart radicale (fut-elle illégale et brutale) de Gbagbo; d’un autre côté, ceux qui s’indignent non seulement de cet impérialisme belliqueux élyséen, onusien et américain, mais aussi du traitement réservé à l’homme.
Ce schisme provient donc, outre les obédiences politiques, de l’appréciation curieusement subjective d’une agression militaire pourtant publique, visible, donc objective (par définition), qui aura occasionné des milliers de pertes en vies humaines et marqué à jamais la population. Le « bon sens » dont Descartes disait qu’il était « la chose du monde la mieux partagée » (1), aurait laissé croire qu’il serait, sur la question, un minimum consensuel de consternation. Et bien non: en Côte d’Ivoire, il n’y a de sens que la mauvaise foi et de partage que la désolation.
Aussi, la déchirure s’accentue. En plus de la fracture sociale née sous Houphouët-Boigny et la fracture politique née de la crise, il s’est maintenant formé une fracture morale, à savoir une nouvelle ligne de démarcation entre Ivoiriens, qui tient à la valeur que les uns et les autres accordent à la vie humaine en général et à la vie d’autrui en particulier. C’est ce qui explique que depuis le 11 avril dernier, des familles entières soient morcelées, de longues amitiés soient profondément entachées, des carrières professionnelles soient déroutées, des congrégations religieuses soient divisées et que les souffrances internes soient plus abondantes que le sang innocent répandu sur le pavé.
Ce type de traumatisme ne disparait pas par enchantement, gommé par les discours politiques de circonstance, fussent-ils réconfortants.
D’ailleurs, l’origine politique de cette tentative de réconciliation recommande, par expérience, de l’examiner avec la plus grande des attentions.
Le règne de la terreur
La réconciliation véritable entre parties nait de la reconnaissance réciproque d’un tort. Elle émane d’un sentiment de culpabilité et d’une conviction intime de responsabilité qui se manifeste par le reniement d’une conduite reconnue comme étant à l’origine d’un antagonisme. Cette réconciliation véritable suppose que les différentes entités soient mises sur le même pied d’égalité qu’elles expriment, ainsi, des regrets sincères et communs.
Malheureusement, la réconciliation nationale clamée par les politiques et chantée par leurs disciples, s’inscrit ailleurs que dans cette vision. L’égalité est hypocrite, la culpabilité ridiculisée et les regrets inexistants. Ici, il n’est point question d’établir une autocritique, d’en tirer des leçons civiques et de travailler à la réparation. Il s’agit plutôt de légitimer un pouvoir en prétextant d’un accord entre “vainqueur” et “perdant”.
Cette formule est un leurre qui tente de masquer le fait que la crise ivoirienne n’offre, en réalité, ni “vainqueur”, ni “perdant”, qui ne soit Blanc. Il est clairement établi aujourd’hui que le conflit militaire oppose la France à la Côte d’Ivoire, comme l’atteste d’ailleurs la défiguration d’Abidjan belle et bien exécutée par l’Operation Licorne. Dans un tel contexte, comment entrevoir la réconciliation entre deux camps ivoiriens, là où l’affrontement s’est établi entre deux pays distincts?
La supercherie n’est envisageable que dans la volonté de fabriquer une réconciliation factice, qui certifierait “officiellement” la victoire de la France et de ses valets ivoiriens contre la Cote d’Ivoire et ses défenseurs républicains. Ce type de réconciliation s’énonce dans l’impudence maligne et contradictoire du discours d’apaisement signé Alassane Ouattara, présenté parallèlement à l’instauration de la terreur comme mode de gouvernance. Et à ce sujet les exemples sont patents: brigandage systématique des biens publics (Palais de la Culture, Bibliothèque Nationale, Université Nationale, Institut National de Statistiques…), pillage organisé des biens privés (domiciles, véhicules, entreprises…), épuration ethnique des males Bétés, assassinat des soldats FDS non-alignés, vendetta contre les jeunes patriotes etc. Du grand art démocratique, en effet…
En quoi donc est-ce que cette pratique moyenâgeuse peut-elle raisonnablement constituer un fondement solide sur lequel bâtir une véritable réconciliation?
Là encore, le « bon sens » cartésien expose la vacuité d’une telle proposition, tirée d’un algèbre politique plus que d’une disposition pacifique. Plus grave, sa mise en œuvre constitue un véritable piège qu’il convient d’apprécier à sa juste valeur.

La paix au prix de la peur
La réconciliation factice prônée par les politiques ivoiriens est un piège dont l’objectif réel est d’endormir la population. Profitant du matraquage médiatique unilatéral, qui submerge les masses dans un état d’hypnose où le crime est justifié et le dommage sublimé, cette machination convainc Ivoirien après Ivoirien, grâce au vernis de bonnes intentions qui dissimule son véritable dessein: instaurer un état policier dans lequel l’autoritarisme se présente sous le voile de la nécessité. C’est l’ultime arme de guerre qui favorise l’expansion du règne de la terreur et fait usage exclusif de la peur (et non de la paix) comme ferment.
Car la peur offre des avantages que la paix ne saurait égaler! La peur engendre la fuite en avant: celle qui “en a marre” et opte pour la résignation. La peur engendre la trahison: celle qui appelle la défaite et accepte l’humiliation. La peur engendre la dérision: celle qui discoure du superficiel et s’absout de réflexion. La peur engendre la déraison: celle qui acquiesce l’horreur de n’importe quelle situation.
Et pourtant, c’est bien la paix, et non la peur, la condition sine qua non au développement, aux dires mêmes des usuriers de prestige, tels le Fonds Monétaire International, la Banque Mondiale et autres institutions. C’est au nom de cette absence de paix, que 580 millions d’euros étaient introuvables hier seulement et qu’il était impossible de financer quelque réparation. Les symboles cinquantenaires de l’Etat de Côte d’Ivoire finalement réduits en cendre, l’hypocrisie impérialiste se met dès lors en branle et prône la reconstruction.
La sordide ébauche de consolation offerte par l’oppresseur, après qu’il ait infligé à l’opprimé une brutale correction, choque aisément. Elle est pourtant subséquente à un mépris occidental qui remonte à la colonisation. Aimé Césaires’en offusquait déjà en 1955, quand il démontrait l’équation « colonisation = chosification » en s’écriant:
« On me lance à la tête des faits, des statistiques, des kilométrages de routes, de canaux, de chemins de fer. Moi, je parle de milliers d’hommes sacrifiés (…) Je parle de millions d’hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d’infériorité, le tremblement, l’agenouillement, le désespoir, le larbinisme »(2)
Un demi-siècle plus tard, la punition française infligée à la Côte d’Ivoire prouve combien la « chosification » est effective, même si la manœuvre qui impose la peur en lieu et place de la paix n’offre aucune perspective.
Contre la nation
Il est facile d’oublier qu’en dépit des apparences, la paix, au contraire de la peur, n’est pas sujette à financement, ni par le trafic de diamant, ni par la spéculation cacaoyère du clan. La paix résulte de l’effort de justice constaté par tous et salué du plus petit au plus grand. La paix ne colmate pas les brèches de la manipulation, mais découle du triomphe de la vérité sur la mystification. La paix ne se décrète pas : elle parait tout simplement.
A contrario, le hurlement politique à la réconciliation nationale, bourré de clichés sympathiques tels “reprise effective du travail” et “nouvelle Côte d’Ivoire”, et avalé comme ciguë par les masses populaires, est une randonnée insomniaque, non pas vers la paix, mais vers l’approbation silencieuse d’un désenchantement.
La stratégie est d’autant plus dangereuse que cette réconciliation factice travaille, en réalité, à contre-courant de l’essor d’une nation libre, en voie d’émergence, caractérisée par le rapprochement des classes bourgeoises et prolétaires et l’essor d’une classe moyenne dominante. Or, en normalisant une réconciliation factice, on approuve implicitement un individualisme égocentrique, où le citoyen n’a de conscience que lui-même, sans attrait aucun pour l’intérêt commun.
On favorise ainsi l’essor d’une classe bourgeoise souveraine, que Frantz Fanonqualifie de « bourgeoisie nationale » qui s’enfonce « l’âme en paix, dans la voie horrible, parce qu’antinationale d’une bourgeoisie (…) platement, bêtement, cyniquement bourgeoise » dont la « paresse » et l’« indigence » engendre que« la conscience nationale, au lieu d’être la cristallisation coordonnée des aspirations les plus intimes de l’ensemble du peuple » ne devient « qu’une forme sans contenu, fragile, grossière », c’est-à-dire condamnée.
Il n’y a pas meilleure recette antithétique au développement: pérenniser un système post-colonial dont les conséquences sont encore palpables là où, depuis 1960, la construction d’une véritable nation, fédératrice des aspirations de tous les Ivoiriens, a été repoussée à demain, par tous les hommes d’états qui ont été. Conséquence: la Côte d’Ivoire est devenue, depuis les premiers soubresauts de la crise, et encore plus depuis le 11 avril dernier, un terrain fragmenté, constitué de nombreux morceaux d’Ivoire, trop petits pour constituer une Côte solide, capable de soutenir le corps social et de contenir l’implosion nationale.
Et pourtant, l’enjeu se trouve bien là: s’engager sur le développement national, en s’inspirant (ironie du sort), de ces états impérialistes et néo-colonialistes, qui ont eux-mêmes gagné leur paix et leur développement en sacrifiant les besoins individuels au profit de l’identité plurielle. A la Bastille en 1789, à Waterloo en 1815, à Gettysburg en 1863, ils ont combattu la terreur et obtenu leur véritable libération. C’est ce qu’on a appelé patriotisme ou nationalisme; c’est ce qui a induit leur émancipation.
L’urgence est donc évidente: bâtir une nation ivoirienne, sur la base d’une réconciliation véritable, apaisée, épurée et éprouvée par le temps, et non sur l’inception dans le cortex populaire d’une réconciliation factice, brusquée, présentée comme étant la panacée, favorable seulement aux élites et imposée par l’armement.
Cette approche moribonde, que certains qualifie de “réalisme”, de “moindre mal” ou encore de “table rase”, sans autre forme de démonstration, est vouée à l’éphémère… bien que pour l’heure, elle tente, honteuse, de s’imposer. Elle s’arc-boute, se faufile, espère se mêler, fiévreuse et gluante, au rayonnement de la vérité. Mais elle se retrouve captive des chaines millénaires de la contestation. Prisonnière de l’Histoire et de la Raison.
Par JEAN-DAVID K. N’DA

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